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Journal d'un confinement... en EHPAD #3 — L'attente

Alors on attend. Dehors comme dedans, on attend. La vie a radicalement changé — dehors, les magasins ont fermé, les écoles et les crèches aussi, on n'a le droit de sortir que muni d'un justificatif et jusqu'à une heure par jour ; dedans, les réunions n'ont plus lieu, les projets sont suspendus, les animations sont plus que limitées et personne n'a le droit ni d'entrer, ni de sortir à l'exception du personnel — et en même temps rien n'a changé, on sait que tout risque de basculer mais personne n'a de mort à déplorer, personne n'est malade, personne ne connaît quelqu'un qui est malade. On parle du nombre de cas entendu à la télé, de la chloroquine et de la jeune fille qui est morte, mais en même temps il fait beau, on parle aussi des semis qu'on a faits et est-ce qu'on peut encore trouver du charbon pour faire des barbecues ?

On se désinfecte les mains dix-huit fois par heure, on se parle à distance, on commence à porter des masques, on déjeune chacun.e à sa table, on se protège et on protège les autres d'un virus que personne n'a vu, ni entendu, ni senti, et qui n'a encore frappé personne de notre connaissance. Et si tout ça était une immense et mauvaise blague ?

Mais il se rapproche. On sait qu'il est peut-être déjà là. Il a déjà frappé dans des établissements relativement proches. On est de moins en moins dans le doute — en fait-on beaucoup trop ou dramatiquement pas assez — on sait que c'est la seconde proposition qui se rapproche le plus de la vérité.

On est dans cet entre-deux où on a encore du mal à y croire, où on sent la panique monter mais où, en même temps, on se regarde d'un air incrédule derrière nos masques. On a un fou-rire nerveux quand, alors qu'une collègue venait de baisser le sien pour fumer sa clope, une résidente à éternué à trente centimètres.

On en est à récapituler le protocole en cas de décès, à parler de la double housse mortuaire sur laquelle il faudra écrire le nom du mort, car personne jamais ne la rouvrira, on parle de tous ces trucs absurdes, révoltants et, en somme, incompréhensibles, tout en faisant des blagues et des tours dans le jardin, en organisant des Skype entre familles et résidents et des lotos dans les couloirs.

Il y a cet article passionnant (en anglais, via Borée) qui parle de processus de deuil pour décrire ce que nous vivons. À l'EHPAD, on en est un peu à tous les stades, c'est-à-dire qu'il y a pas mal de colère, un peu de déni, du marchandage aussi, mais on n'en est pas encore à l'acceptation, qui signifierait qu'on se jette à l'eau et qu'on se bat. On ne peut pas se jeter à l'eau parce que la vague n'est pas encore arrivée, alors on la regarde grossir, grossir, on se ramasse sur nous-mêmes en la regardant fixement ou bien on s'agite en tous sens pour accomplir le plus de choses possibles avant qu'elle ne nous écrase.

Elle ne va plus tarder maintenant. À moins que...?

Journal d'un confinement... en EHPAD #2 — Le moral des troupes

Je vais commencer par faire une précision importante : d'après mes échanges avec des collègues d'autres maisons de retraite, les mesures prises face à cette épidémie diffèrent d'un établissement à l'autre. Dans certaines, les animations n'ont plus lieu depuis longtemps pour minimiser les rencontres entre résidents ; d'autres ne les ont arrêtées que récemment. Ici, les résidents mangent encore ensemble, tandis que là, les repas en chambre sont la règle...

Aucun EHPAD de mon réseau n'a de cas de Covid-19 à déplorer pour le moment, donc les différences ne viennent pas du fait que certains en auraient et d'autres non.

Ces différences sont peut-être, sans doute, le signe de notre impréparation. Des directives provenant de l'État existent, mais elles ne vont pas dans ce genre de détail.

Donc, si vous avez un ou une proche en EHPAD, et que vous savez, par exemple, que les résidents n'ont absolument plus le droit de sortir de leur chambre, alors que vous lirez ici que dans celui dont je parle, ce n'est pas le cas : n'en tirez pas de conclusions trop hâtives.

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Hier, dans l'UVP (Unité de Vie Protégée, ou "unité Alzheimer" pour être plus claire), ça sentait les gâteaux. Il y avait de la musique, soignantes et résidentes dansaient une valse improvisée. J'ai fait une blague sur les distances de sécurité, mais en vrai, je sais bien que dans ce métier, et plus encore dans cette unité, l'idée même de garder une distance d'un mètre entre soi et les anciens est risible.

Déjà, beaucoup de personnes âgées entendent mal. On est obligé de s'approcher pour se faire entendre. Ensuite, beaucoup de résidents, surtout en UVP, sont perdus, angoissés, déjà en temps normal. Ils s'agitent, marchent en tous sens, bougent les meubles, se disputent les uns avec les autres. Certains pleurent, d'autres crient. L'une appelle son fils d'une voix forte, l'autre rassemble ses affaires pour rentrer chez elle s'occuper de ses vaches, une autre encore entre dans mon bureau, prend une pile de papiers, la pose ailleurs, décroche le combiné du téléphone, le laisse pendre au bout de son fil, tourne sur elle-même, s'assied, se relève. Dans ce contexte, on doit rassurer, accompagner, resituer, et cela passe non seulement par une présence physique rapprochée (sourire, parler en face et d'assez près), mais aussi par le toucher. On donne la main, on marche avec, on caresse l'épaule, on répond à l'embrassade d'une dame qui nous prend pour quelqu'un d'autre.

Et je ne parle même pas des toilettes, de l'habillage, des soins infirmiers, du ménage lorsqu'il faut laver une salle de bains maculée de selles.

J'ai évoqué l'agitation, la déprime et l'angoisse présentes au quotidien en UVP, mais il y a aussi beaucoup de temps calmes, où les résidents sont simplement assis les uns à côté des autres, à se parler ou non. Il y a les activités organisées par le personnel, qui subsistent contrairement à ce qui se passe dans le reste de l'EHPAD, car elles sont absolument indispensables pour garder un minimum de calme. Je vois mal, dans tous les cas, comment on pourrait confiner ces personnes dans leurs chambres. Les distances entre elles ne sont donc pas non plus respectées.

En secteur ouvert, la plupart des résidents supportent pour le moment de rester dans leurs chambres, mais pour quelques-uns, c'est impossible, et cela va devenir de plus en plus difficile pour beaucoup. L'absence de contacts entre eux sera difficile à maintenir. Entre eux et le personnel, c'est presque aussi impossible de maintenir les distances qu'en UVP.

Alors on se lave les mains, on désinfecte tout dans son bureau, on tape le digicode de l'unité avec le coude, on mange chacune à sa table... on met en place des conduites qui ressortissent autant à la prévention réelle et efficace qu'à la croyance, comme mettre un masque, le garder toute la journée, le baisser pour manger, fumer sa clope ou parce qu'on en a marre, le relever ensuite... Mais on se doute bien qu'on va le choper, ce truc, si ce n'est déjà fait. On essaie juste de reculer ce moment pour pouvoir bosser le plus longtemps possible, et on essaie de réduire au maximum le nombre de personnes à qui on va le refiler.

Il est prédit que, le jour où il y aura un cas, le confinement sera strict, et que n'entreront dans les chambres que les personnes (dûment protégées de surblouses, de gants, de lunettes et de masques) dont la présence est absolument nécessaire.

Franchement, je ne vois pas comment cela sera possible.

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Jusqu'ici, l'angoisse, modérée, était plutôt du côté des soignantes. Elles mettaient des masques, malgré l'interdiction de la direction de le faire tant qu'on n'a pas de symptômes (c'est interdit parce qu'il n'y en aura pas assez, pas parce que ça fait plaisir au directeur). On mesurait la montée du stress à certaines éruptions de colère, au cours de la réunion de transmissions, ou à des vols de gel hydro-alcoolique ou de masques. Chez les résidents, ça allait plutôt bien, malgré les mesures de privation de liberté de plus en plus restrictives (d'abord, les familles n'ont plus eu le droit d'entrer dans l'EHPAD, mais dans certains cas, on pouvait encore autoriser des visites exceptionnelles. Ensuite, plus aucune exception n'a été possible ; enfin, sauf dans l'UVP, les résidents ont été invités à rester dans leurs chambres le plus possible, les animations ont été annulées, les repas sont dorénavant tous pris dans les chambres. Tout cela s'est passé très vite, comme pour le reste de la population.)

On ne savait pas trop comment se positionner. Est-ce que tout ça était exagéré ? Je lisais sur Twitter des fils anxiogènes prédisant l'apocalypse, des messages disant qu'il fallait rester chez soi, ne pas se frôler ; et au travail, malgré quelques signes d'inquiétude, les blagues continuaient à fuser, on critiquait le CMP qui avait annulé sa visite...

Depuis peu, certains résidents commencent à être atteints par l'inquiétude face à l'épidémie, mais surtout par les effets du confinement. En ce qui concerne la maladie, elle n'a pas l'air de leur faire peur. Ceux qui en parlent disent en général que, de toute façon, ils sont trop vieux (ce détachement peut n'être qu'une façade...) Ils semblent plutôt avoir peur pour leurs proches, voire pour l'économie.

En revanche, ne plus voir personne (sauf le personnel) commence à taper sur le système de certains. Cela se traduit par de l'agitation, de la déprime, une désorientation accrue chez ceux qui ont des troubles cognitifs. (Je dois préciser une chose pas forcément évidente pour qui ne connaît pas ce milieu : la majorité des résidents d'EHPAD ont des troubles cognitifs, sans forcément être en UVP. Les UVP existent — et leur existence, comme celle des EHPAD d'ailleurs, est à mon avis sujette à débat, mais c'est une autre histoire — pour les personnes qui ont des troubles du comportement, liés à leur maladie neuro-dégénérative, les mettant en danger : risque de sortir de l'établissement et de se perdre en particulier.)

Ne plus se voir, ne plus manger ensemble peut également aggraver les troubles cognitifs. Une résidente n'arrive plus à se servir d'une fourchette depuis qu'elle mange seule. C'est qu'elle ne voit plus en face d'elle ses compagnes de table se servir de la leur. Privée de ce support visuel, elle ne sait plus faire.

On doit donc s'attendre à une aggravation des troubles cognitifs chez certains, pour plusieurs raisons : manque de relations et donc de stimulation cognitive ; manque de relations, et donc déprime, la dépression étant un facteur aggravant des troubles cognitifs ; manque de mouvement ; manque d'animations...

On en est là, aujourd'hui, ou plutôt on en était là hier. On essaie de se préparer sans savoir à quoi exactement. Pendant ce temps, à l'extérieur, le système de santé se met en ordre de marche, parfois au détriment des âgés. Ainsi, des appareils servant à aider des patients à respirer ont été saisis par l'ARS, qui a daigné en laisser un à l'EHPAD. Déjà qu'en temps normal, l'hôpital a tendance à refuser d'admettre les anciens qui lui sont adressés, là, on sent que ce ne sera même pas la peine d'essayer ; et on nous confisque les moyens de les soigner correctement sur place. Le tri des malades a déjà commencé, mais à vrai dire, ça ne date pas de l'épidémie.

Journal d'un confinement... en EHPAD #1

On a complètement perdu la notion du temps. Il y a pile quinze jours, on est allé aux bébés nageurs, puis on a déjeuné chez des potes, avant de retrouver ma belle-famille. Le cousin de Vlad, qui est médecin, est arrivé de Paris avec sa copine. On a parlé du coronavirus, bien sûr ; le cousin nous a rassurés en disant que le système de santé italien était moyenâgeux, rien à voir avec le nôtre (on aurait dû se douter de quelque chose quand, plus tard, sa copine nous a raconté les transferts d'enfants de son service de pédiatrie vers des hôpitaux très lointains faute de place — rien à voir avec le coronavirus, mais déjà, ça aurait dû nous mettre la puce à l'oreille sur l'état réel de notre système de santé).

On s'est dit au revoir en se promettant de se revoir bientôt.

Jeudi dernier, donc il y a à peine plus d'une semaine, Macron a annoncé la fermeture des crèches et des écoles. J'ai l'impression que c'était il y a une éternité. On a senti quelque chose de glacé nous parcourir le corps, une copine a appelé, elle avait besoin de voir quelqu'un. On l'a invitée, naturellement. Elle est venue, et le lendemain, elle est revenue avec deux autres amies. On a mangé ensemble, on en a parlé bien sûr, on a vaguement fait gaffe (on ne s'est pas fait la bise, quoi). Vendredi je suis allée dire au revoir au personnel de la crèche, car je savais qu'on ne les reverrait pas avant longtemps. J'ai ressenti une sorte de vertige, et de la tristesse pour mon fils. Je me suis dit que j'essaierais de faire venir, en baby-sitting, celles des puéricultrices qui m'ont donné leur numéro, histoire de les faire bosser pendant cette période de chômage technique. Comme ça, je pourrais aller chez la coiffeuse, par exemple.

Sauf que la coiffeuse, on a compris le lendemain qu'elle n'allait pas rouvrir de sitôt. Samedi, était annoncée la fermeture des commerces non-indispensables à notre survie (restaient autorisés à ouvrir les supermarchés, tabacs et marchands de journaux, les restos à emporter, les pharmacies).

Dimanche, on est sorti, mais on savait qu'il fallait éviter de trop s'approcher des autres personnes dehors. Difficile, c'était bondé de gens qui allaient voir le Charles-de-Gaulle, en visite à Brest pour quelques jours. En passant, je suis allée voter, mais j'ai bien fait attention à me désinfecter les mains avant et après.

Lundi dernier, on était devant notre écran, à écouter Macron nous annoncer le confinement. Il fallait qu'on reste chez nous, on n'avait le droit de sortir que pour faire des courses, aller travailler, pour motif médical ou familial, ou pour faire un peu d'exercice. J'ai appelé mes parents, ma mère comptait aller quand même se balader avec une amie le lendemain, je lui ai expliqué pourquoi il ne fallait pas.

En quelques jours seulement, nos existences ont radicalement changé. Nos positions subjectives, notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes, se sont transformés, si bien que j'ai l'impression que les bébés nageurs, c'était il y a un siècle. La prise de conscience du danger, et les modifications de nos comportements, ont été à la fois trop lents et incroyablement rapides.

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Je travaille en EHPAD. Je continue à aller travailler, tant que je ne suis pas malade. Là-bas aussi, la prise conscience de ce qui est en train de se passer, tout autant que la transformation du fonctionnement de la maison, ont été progressives, et en même temps très rapides. Tout change tellement vite qu'on oublie comment on pensait il y a deux jours. C'est pourquoi j'ai envie d'écrire tout ça, pour en garder une trace.

On vit quelque chose de fou, et j'ai envie de le documenter, ce qui permettra en même temps de rendre compte de ce qui se passe dans un EHPAD, une de ces institutions dont on entend beaucoup parler sans vraiment les connaître.

Chez soi

Fabriquer un chez-soi dans les cavités, les anfractuosités, derrière les buissons, sous son lit. N'est-ce pas ce que font les enfants ?

La capacité d'un enfant à rêver, à s'imaginer des vies, à être seul, une certaine appétence pour la solitude peut-être, a-t-elle un rapport avec le pouvoir de l'adulte de se sentir chez lui n'importe où ? Avec le besoin de se sentir chez lui quelque part ?

La cache dans le jardin deviendra le bureau, l'intérieur du pupitre se transforme en voiture, le creux dans la terre, derrière le grillage de la cour de récréation, celui où on hébergeait des coccinelles, reste présent en filigrane dans le potager où, devenu grand, on fait pousser des espérances.

"Chez soi" peut être dans une maison, une routine, une valise, une tasse familière, le rouge sur les lèvres, un téléphone portable, une émission de radio, la méditation.

On a des besoins variables de chez soi.

Chez soi, ça peut aussi être quelqu'un.

Parfois, on ne sait pas qu'on est chez soi, on ne s'en rend compte que quand on est parti.

Il n'y a plus alors qu'à refaire plonger ses racines dans le sol, à reconstruire patiemment un chez soi ailleurs.

Printemps, la route

L'air est chaud et de grosses gouttes s'écrasent sur le pare-brise / La radio chuchote mais les pensées ont le dessus / Le pays s'étale devant, derrière, sur les côtés / Les roues dans les flaques produisent de grandes gerbes / Les reflets du soleil sur la route mouillée / La vitre entrouverte laisse passer le pétrichor / Et quelques gouttes chaudes.

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