(Attention, ce billet contient un peu de mauvaise foi).

Tiens, je ne vous ai jamais parlé de la secte. Pourtant il y en aurait, des choses à dire, sur la secte. Je vais vous raconter mon histoire.

C’est une amie qui m’a embrigadée, en 2007. Elle m’a dit : « Sigmund m’a filé cette brochure, j’irais bien, mais j’ai pas envie d’y aller toute seule, ça te dit ? » (Sigmund, c’est son psy.) La brochure nous invitait à un rassemblement à-peu-près-mensuel de gens qui aiment parler de Lacan entre eux, sous les auspices (comme ils disent) d’une école de psychanalyse, la plus connue, celle que dirige le type qu’on voit sur tous les plateaux télé, mais si, vous savez, pour parler du fils de Sarko ou de l’ex-femme de Besson.

Bon, moi, au départ, j’étais un peu réticente. Surtout qu’il fallait, pour être accepté dans la secte, passer un entretien avec un des deux responsables, et moi ça me faisait un peu flipper. Et s’ils me demandent de définir le Nom-du-Père ou le grand Autre ? Et s’ils me font parler de mon mémoire, que j’ai pas commencé ? Finalement je me suis décidée et j’ai rencontré Sigmund, dans son grand bureau, en évitant de croiser le regard du divan.

Sigmund m’a juste demandé en quelle année d’études j’étais, si j’étais en analyse, avec qui (ça, c’était pour savoir si j’étais en analyse avec quelqu’un de la secte, ou d’une autre secte avec laquelle la sienne pourrait être en guerre). Puis il m’a laissée partir, et j’ai été acceptée dans la secte. Non sans avoir lâché un gros chèque, évidemment, pour entretenir le train de vie de pacha du gourou.

À la secte, il y a plein de gens qui se connaissent entre eux et qui font des blagues de lacaniens. Ils adorent tous leur gourou, qu’ils appellent par son prénom pour bien montrer qu’ils le connaissent personnellement (ce qui, la plupart du temps, est faux). Le gourou, c’est le gendre de Lacan. Il possède les droits sur les séminaires de Lacan, qu’il publie déraisonnablement lentement ; il la ramène un peu sur tout, y compris sur le fils de Sarko ou l’ex-femme de Besson ; il se considère en guerre contre les cognitivo-comportementalistes, et les psychanalystes de son École composent son armée. D’une manière générale, les gens de la secte se croient détenteurs de la Vraie Psychanalyse, et quiconque ferait une petite critique sur leur mode de fonctionnement ou leur gourou — ou, pire, sur Lacan lui-même — est immédiatement attaqué de toutes parts et considéré comme un Ennemi de la Psychanalyse. C’est un système très efficace (demandez à Élisabeth Roudinesco).

Les gens de la secte, ils aiment bien faire des jeux de mots, pour faire comme Lacan. Ils ont une manière très particulière de faire des phrases, un style qu’on reconnaît tout de suite. Ils essaient de faire du Lacan, mais ça donne juste un truc incompréhensible que de toute façon on n’a pas envie de chercher à comprendre, parce qu’il faut être Lacan pour avoir des lecteurs qui acceptent de passer quatre heures sur une phrase pour en saisir un tout petit peu de sens.

Pour vous en rendre compte, il suffit de vous balader un peu sur Twitter. Parce que récemment, le gourou a décidé qu’il fallait que tout le monde se mette sur Twitter. Il a ouvert son compte et tous les adeptes l’ont suivi dans un grand enthousiasme ; mais comme ils ne savent pas se servir de Twitter, ça donne d’innombrables tweets contenant le seul mot « test » et beaucoup de comptes vides. Et ceux qui tentent vraiment d’y dire quelque chose composent des tweets de lèche adressée au gourou, ou des messages intello-cryptiques sans intérêt, parce qu’ils n’ont pas compris que Twitter, c’est juste fait pour raconter des conneries.

Cette année j’ai décidé de retourner à la secte, mais je me suis juré que je n’en ferais jamais vraiment partie, que je me contenterais de suivre les enseignements sans entrer dans le groupe. Que je resterais un genre d’observatrice, que jamais je ne m’intégrerais à leur espèce de famille incestueuse. Ce qui impliquait de ne jamais me faire analyser par l’un d’entre eux, parce que je trouve ce groupe trop fermé et un peu malsain.
J’ai rencontré une des deux responsables, parce que j’ai changé de ville et qu’il fallait à nouveau que je me présente. Elle m’a posé plein de questions en notant tout, elle m’a demandé si j’avais fait une analyse, et où j’en étais depuis que j’avais déménagé. Et là, soyez attentifs, admirez la stratégie pour me faire fléchir et tomber : à la fin de l’entretien, elle me dit « Et si vous décidez de reprendre la question de votre analyse, appelez-moi… »



Bon, elle est sympa, un peu connue, elle a été analysée par Lacan himself et elle porte des Louboutin. Ça en jetterait, de sortir innocemment son nom au détour d’une conversation. Je serais la petite-fille en analyse de Lacan…
Je l’avoue, non sans honte : j’ai failli jeter mes principes aux orties et la rappeler tout de suite. J’avais le téléphone en main lorsqu’une petite voix intérieure, presque inaudible, m’a rappelé mes résolutions. Au terme d’une âpre bataille contre moi-même (imaginez-moi en sueur, serrant les dents, les yeux fous, gémissant une plainte presque animale, la main en sang à force de serrer le téléphone), j’ai fini par reprendre mon empire sur ma conscience.

Mais du coup, j’ai un gros doute. Et si c’était trop tard ? Et si, malgré mes résolutions, j’avais déjà commencé à le fondre dans la masse des adeptes ? Et si je m’étais fait prendre par ce qu’ils appellent « le transfert à l’École » ?

Si vous vous apercevez que je me suis fait avoir, comme ma copine Boudin qui est devenue de droite depuis qu’elle fait des ressources humaines, je vous en supplie : suicidez-moi.