Sur les quais de Bordeaux, coincé entre la piste cyclable et la voie piétonne bondée qui longe la Garonne, en face de chez moi il y a une sorte de square entouré de grillages bas dans le périmètre desquels se trouvent des jeux pour enfants. Sur un sol mou pour qu'ils ne se fassent pas mal, les enfants qu'on emmène là peuvent courir, sauter, monter sur les jeux conçus pour eux en toute sécurité. Ma copine S., dont le fils réclame d'aller faire de la balançoire, y entre à sa suite. Croyant d'abord qu'elle va simplement le lâcher dans le square et ressortir afin de le surveiller de l'extérieur des grilles, j'attends à la porte ; mais ça ne se passe pas comme ça, manifestement, elle compte bien l'accompagner jusqu'à la balançoire, je me résous donc à entrer.

C'est qu'il est trop petit pour se balancer tout seul, et puis de toute façon visiblement ça ne se fait pas du tout de lâcher comme ça son gamin et de le laisser s'ébattre tandis qu'on discute tranquillement à quelques mètres. Les parents accompagnent, poussent des balançoires, règlent des conflits, relèvent des enfants tombés, les calment ou les engueulent. Du côté des enfants, ça braille, ça rampe, ça se dispute la balançoire, ça joue finalement assez peu tant la pression est forte — on est samedi, l'endroit est bondé comme un supermarché la veille de Noël, et à vrai dire c'est exactement à ça que ça me fait penser. Ou à un paddock surpeuplé de chevaux et de cavaliers stressés avant un concours hippique.

Dans ce petit rectangle bien délimité, on est là pour jouer, ce qui implique qu'on est censé le faire ici et pas ailleurs. Cet endroit a été spécialement conçu pour cette activité : jouer, se dépenser. En toute sécurité : surtout ne pas se faire mal, ne pas risquer de se salir, ne pas se perdre. Les parents concèdent à leurs enfants quelques minutes dans cet enfer pour avoir la paix, avant de repartir finir leur balade et de rentrer à la maison.

La dernière fois que j'ai ressenti une angoisse similaire, c'est quand je me suis retrouvée à 21h dans les allées désertes du plus grand supermarché de la ville, environnée de rayonnages d'une hauteur stupéfiante, faisant des kilomètres pour trouver une boîte d'allumettes ou autre truc introuvable, avant de passer à l'une des innombrables caisses qui s'étalaient à perte de vue. J'ai eu l'impression de savoir ce que devait ressentir un rat dans un labyrinthe. Tout cet environnement étudié, jusqu'au moindre détail (disposition, lumière, musique, odeurs, que sais-je encore), pour optimiser les flux, et stimuler l'humain à faire ce pour quoi il est là : consommer. J'avais l'impression qu'un être supérieur était en train d'observer mes faits et gestes pour les intégrer dans ses calculs afin d'améliorer encore le système, et après tout je n'étais probablement pas loin de la vérité.

Ce matin, je suis sortie courir, et pour éviter la cohue des quais j'ai préféré aller dans les petites rues derrière chez moi ; ce qui m'a permis d'assister à un ballet singulier, celui des poussettes, des sièges enfants sur les vélos, bref le petit peuple des familles qui sortait de chez lui pour aller, justement, au marché sur les quais. Dimanche matin, il fait beau, on va sur les quais. C'est fait pour ça, ça a été imaginé pour ça, et c'est ce qui se passe.

Ensuite je suis passée dans un parc et j'y ai vu, dans un enclos grillagé, des jeunes femmes attendre un sac en plastique à la main que leurs chiens respectifs aient fini leurs besoins. J'ai repensé, j'avoue, à l'aire de jeux d'hier.

J'ai continué ma course, comme l'autre moitié de la population, celle qui n'était pas en train d'emmener ses enfants au marché.