Je me balade dehors avec ma plante, dans l'espoir de trouver de la terre pour la nourrir parce qu'elle a bouffé la moitié de celle de son pot. J'ai pour projet secret de la donner à la secrétaire, parce que je pars et que personne ne l'arrosera.

Voici Arnold, qui comme à son habitude est assis, seul. Parfois il est en haut d'un escalier en pierre, parfois sur un banc. Aujourd'hui il est sous le mûrier platane et serre les anses de son sac dans ses mains, penché en avant, songeant à quelque chose et marmonnant entre ses dents. Je me joins à lui sur le banc, ma plante sur les genoux, et on cause un peu. Il accepte de me joindre dans ma quête. On cherche un coin où piquer de la terre, ça semble facile puisqu'on est à la campagne, mais la terre partout est sèche et caillouteuse ; on finit par aviser un pot de fleurs oublié dans un coin, hérissé de tiges sèches, et ensemble on gratte, on pulvérise la motte de terre aride, on en prend des poignées et on la verse dans mon pot.

Je lui dis un secret (je vais offrir la plante à la secrétaire) et remonte dans mon bureau.

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Je me balade dehors avec mon verre d'eau parce qu'il fait une chaleur incroyable, discutant avec les uns et les autres qui font leur pause.

Voici Minnie, qui a un prénom de personnage de dessin animé des années 50 et qui, tout compte fait, y ressemble assez. Elle est vêtue d'une longue jupe rose pâle et d'un t-shirt blanc rentré dedans, elle porte son sac à main sur son avant-bras et un grand chapeau sur la tête. Elle a une cinquantaine d'années et un sourire charmant qui n'ose pas vous regarder dans les yeux et préfère baisser la tête d'un air intimidé. Elle est du genre coquette et sensible aux compliments, et lorsqu'elle est gênée elle éclate d'un grand rire. Je l'embrasse comme du bon pain (on s'est vues la semaine dernière, dans des circonstances un peu spéciales qui nous ont rapprochées, et puis après tout je pars alors je me lâche un peu), et je lui propose de se joindre à moi pour aller voir si les figues sont mûres. On traverse le champ d'herbe sèche en devisant, on se poste au pied du figuier et on cherche les fruits.

Les figuiers, c'est magique, lui dis-je, parce qu'au premier coup d'œil, on ne voit jamais les figues. On croit qu'il n'y en a pas, et puis, petit à petit, on les distingue, comme si l'arbre acceptait peu à peu de nous les révéler. Elle a remarqué aussi. Après une ou deux poignées de secondes le nez en l'air à respirer l'odeur fabuleuse, on en voit une, puis deux, puis des dizaines ; mais celles-là seront pour septembre. Minnie me promet de revenir voir, moi je n'y serai plus.

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Je suis assise à table, dehors sous les lampions, c'est la fête de l'été. Le groupe joue des airs de bal et les gens dansent sans se faire prier. J'ai dansé une valse avec Patrick, son regard clair et ses bretelles, qui ensuite a voulu qu'on nous prenne en photo tous les deux ; il a posé sa casquette sur ma tête et ce moment restera gravé dans mon cœur. Les gens sont heureux et je les regarde l'être, émue comme je ne pensais pas l'être.

Voici Vincent, qui danse et rit. Tout à l'heure il paradait avec sa fille adolescente et splendide, fier comme un paon. Je pense à cet instant que sans ce lieu, sans ces gens, sans cette communauté qui l'accueille et qu'il accueille, il vivrait probablement dans un appartement thérapeutique glauque sans jamais sortir de chez lui. Et inutile de préciser qu'il n'aurait pas de fille.

Voici Albert, qui chante les premiers mots des Champs Élysées au micro, puis enchaîne sur la suite de l'air en faisant semblant de connaître les paroles, ce qui donne un yaourt mâtiné de phonèmes vaguement reconnaissables. Il chante fort et juste, se balançant en rythme et fouettant l'air de son bras à mesure. Toute l'assemblée entonne la chanson. Plus tard, je le vois débarrasser les plats et les mettre dans la cuisine, sans que personne le lui ait demandé. Je me dis qu'avec son QI d'enfant de trois ans, dans beaucoup d'autres endroits on lui aurait 1. arraché son micro avec un sourire de commisération et 2. crié dessus parce qu'il faut pas toucher. Ou bien, plus probable, il ne lui serait venu à l'idée de faire aucune de ces choses.

Je vois ces gens chanter, rire, manger et danser, cet agrégat de failles, de symptômes, de coups et de bosses, de défauts, de déficiences, de folies, de beautés, de créativités, d'intelligences, de cœurs. Les différences existent mais pas là où on croit, pas entre normaux et anormaux, mais plutôt entre des êtres uniques, singuliers, qui ont chacun leurs fragilités et leurs forces.

Et ces différences, là, tout de suite, elles dansent ensemble.