Je vais commencer par faire une précision importante : d'après mes échanges avec des collègues d'autres maisons de retraite, les mesures prises face à cette épidémie diffèrent d'un établissement à l'autre. Dans certaines, les animations n'ont plus lieu depuis longtemps pour minimiser les rencontres entre résidents ; d'autres ne les ont arrêtées que récemment. Ici, les résidents mangent encore ensemble, tandis que là, les repas en chambre sont la règle...

Aucun EHPAD de mon réseau n'a de cas de Covid-19 à déplorer pour le moment, donc les différences ne viennent pas du fait que certains en auraient et d'autres non.

Ces différences sont peut-être, sans doute, le signe de notre impréparation. Des directives provenant de l'État existent, mais elles ne vont pas dans ce genre de détail.

Donc, si vous avez un ou une proche en EHPAD, et que vous savez, par exemple, que les résidents n'ont absolument plus le droit de sortir de leur chambre, alors que vous lirez ici que dans celui dont je parle, ce n'est pas le cas : n'en tirez pas de conclusions trop hâtives.

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Hier, dans l'UVP (Unité de Vie Protégée, ou "unité Alzheimer" pour être plus claire), ça sentait les gâteaux. Il y avait de la musique, soignantes et résidentes dansaient une valse improvisée. J'ai fait une blague sur les distances de sécurité, mais en vrai, je sais bien que dans ce métier, et plus encore dans cette unité, l'idée même de garder une distance d'un mètre entre soi et les anciens est risible.

Déjà, beaucoup de personnes âgées entendent mal. On est obligé de s'approcher pour se faire entendre. Ensuite, beaucoup de résidents, surtout en UVP, sont perdus, angoissés, déjà en temps normal. Ils s'agitent, marchent en tous sens, bougent les meubles, se disputent les uns avec les autres. Certains pleurent, d'autres crient. L'une appelle son fils d'une voix forte, l'autre rassemble ses affaires pour rentrer chez elle s'occuper de ses vaches, une autre encore entre dans mon bureau, prend une pile de papiers, la pose ailleurs, décroche le combiné du téléphone, le laisse pendre au bout de son fil, tourne sur elle-même, s'assied, se relève. Dans ce contexte, on doit rassurer, accompagner, resituer, et cela passe non seulement par une présence physique rapprochée (sourire, parler en face et d'assez près), mais aussi par le toucher. On donne la main, on marche avec, on caresse l'épaule, on répond à l'embrassade d'une dame qui nous prend pour quelqu'un d'autre.

Et je ne parle même pas des toilettes, de l'habillage, des soins infirmiers, du ménage lorsqu'il faut laver une salle de bains maculée de selles.

J'ai évoqué l'agitation, la déprime et l'angoisse présentes au quotidien en UVP, mais il y a aussi beaucoup de temps calmes, où les résidents sont simplement assis les uns à côté des autres, à se parler ou non. Il y a les activités organisées par le personnel, qui subsistent contrairement à ce qui se passe dans le reste de l'EHPAD, car elles sont absolument indispensables pour garder un minimum de calme. Je vois mal, dans tous les cas, comment on pourrait confiner ces personnes dans leurs chambres. Les distances entre elles ne sont donc pas non plus respectées.

En secteur ouvert, la plupart des résidents supportent pour le moment de rester dans leurs chambres, mais pour quelques-uns, c'est impossible, et cela va devenir de plus en plus difficile pour beaucoup. L'absence de contacts entre eux sera difficile à maintenir. Entre eux et le personnel, c'est presque aussi impossible de maintenir les distances qu'en UVP.

Alors on se lave les mains, on désinfecte tout dans son bureau, on tape le digicode de l'unité avec le coude, on mange chacune à sa table... on met en place des conduites qui ressortissent autant à la prévention réelle et efficace qu'à la croyance, comme mettre un masque, le garder toute la journée, le baisser pour manger, fumer sa clope ou parce qu'on en a marre, le relever ensuite... Mais on se doute bien qu'on va le choper, ce truc, si ce n'est déjà fait. On essaie juste de reculer ce moment pour pouvoir bosser le plus longtemps possible, et on essaie de réduire au maximum le nombre de personnes à qui on va le refiler.

Il est prédit que, le jour où il y aura un cas, le confinement sera strict, et que n'entreront dans les chambres que les personnes (dûment protégées de surblouses, de gants, de lunettes et de masques) dont la présence est absolument nécessaire.

Franchement, je ne vois pas comment cela sera possible.

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Jusqu'ici, l'angoisse, modérée, était plutôt du côté des soignantes. Elles mettaient des masques, malgré l'interdiction de la direction de le faire tant qu'on n'a pas de symptômes (c'est interdit parce qu'il n'y en aura pas assez, pas parce que ça fait plaisir au directeur). On mesurait la montée du stress à certaines éruptions de colère, au cours de la réunion de transmissions, ou à des vols de gel hydro-alcoolique ou de masques. Chez les résidents, ça allait plutôt bien, malgré les mesures de privation de liberté de plus en plus restrictives (d'abord, les familles n'ont plus eu le droit d'entrer dans l'EHPAD, mais dans certains cas, on pouvait encore autoriser des visites exceptionnelles. Ensuite, plus aucune exception n'a été possible ; enfin, sauf dans l'UVP, les résidents ont été invités à rester dans leurs chambres le plus possible, les animations ont été annulées, les repas sont dorénavant tous pris dans les chambres. Tout cela s'est passé très vite, comme pour le reste de la population.)

On ne savait pas trop comment se positionner. Est-ce que tout ça était exagéré ? Je lisais sur Twitter des fils anxiogènes prédisant l'apocalypse, des messages disant qu'il fallait rester chez soi, ne pas se frôler ; et au travail, malgré quelques signes d'inquiétude, les blagues continuaient à fuser, on critiquait le CMP qui avait annulé sa visite...

Depuis peu, certains résidents commencent à être atteints par l'inquiétude face à l'épidémie, mais surtout par les effets du confinement. En ce qui concerne la maladie, elle n'a pas l'air de leur faire peur. Ceux qui en parlent disent en général que, de toute façon, ils sont trop vieux (ce détachement peut n'être qu'une façade...) Ils semblent plutôt avoir peur pour leurs proches, voire pour l'économie.

En revanche, ne plus voir personne (sauf le personnel) commence à taper sur le système de certains. Cela se traduit par de l'agitation, de la déprime, une désorientation accrue chez ceux qui ont des troubles cognitifs. (Je dois préciser une chose pas forcément évidente pour qui ne connaît pas ce milieu : la majorité des résidents d'EHPAD ont des troubles cognitifs, sans forcément être en UVP. Les UVP existent — et leur existence, comme celle des EHPAD d'ailleurs, est à mon avis sujette à débat, mais c'est une autre histoire — pour les personnes qui ont des troubles du comportement, liés à leur maladie neuro-dégénérative, les mettant en danger : risque de sortir de l'établissement et de se perdre en particulier.)

Ne plus se voir, ne plus manger ensemble peut également aggraver les troubles cognitifs. Une résidente n'arrive plus à se servir d'une fourchette depuis qu'elle mange seule. C'est qu'elle ne voit plus en face d'elle ses compagnes de table se servir de la leur. Privée de ce support visuel, elle ne sait plus faire.

On doit donc s'attendre à une aggravation des troubles cognitifs chez certains, pour plusieurs raisons : manque de relations et donc de stimulation cognitive ; manque de relations, et donc déprime, la dépression étant un facteur aggravant des troubles cognitifs ; manque de mouvement ; manque d'animations...

On en est là, aujourd'hui, ou plutôt on en était là hier. On essaie de se préparer sans savoir à quoi exactement. Pendant ce temps, à l'extérieur, le système de santé se met en ordre de marche, parfois au détriment des âgés. Ainsi, des appareils servant à aider des patients à respirer ont été saisis par l'ARS, qui a daigné en laisser un à l'EHPAD. Déjà qu'en temps normal, l'hôpital a tendance à refuser d'admettre les anciens qui lui sont adressés, là, on sent que ce ne sera même pas la peine d'essayer ; et on nous confisque les moyens de les soigner correctement sur place. Le tri des malades a déjà commencé, mais à vrai dire, ça ne date pas de l'épidémie.