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jeudi 19 mai 2016

Les bourgeois #3

J'ai fait un bingo café hipster.

bingo_hipster.jpg

(Facile.)

Sinon l'autre jour j'ai entendu, dans le Triangle d'Or, une mère appeler sa fille Agrippine. Ce matin, à la terrasse du café en bas de chez moi, se tenait assise une petite Junon. Bobos : 1, grands bourgeois 0.

À ce propos : comme c'est devenu d'un commun fini de donner à ses enfants de vieux prénoms rares (Célestine, Hippolyte), je prédis un retour de hype des prénoms qu'on-ne-donne-plus-mais-très-banals, du genre Sophie, Julien ou Virginie.

(C'est-à-dire les nôtres.)

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Je ricane, je ricane. C'est mon côté blasé, revenu de tout, mon côté "j'ai déjà vu ça". Je vois quelque chose de nouveau, instantanément il n'est plus nouveau puisque je l'ai vu, alors je suis en mesure de dire : j'ai déjà vu ça. (Corollaire : donc ça ne vaut rien). L'étape suivante, c'est d'essayer d'anticiper pour avoir toujours un train d'avance sur les autres (ha ! Je te l'avais dit que ce bistro deviendrait un repaire de bobos — voir plus bas).

Bon, tout ça est très défensif, évidemment, et très paralysant ; le dédain vis-à-vis du déjà-vu, la course à l'originalité qui fait qu'on finit, ironiquement, par tous se ressembler tout en haïssant le voisin qui a eu la même idée que nous. C'est absurde : j'ironise sur les gens qui, croyant être les premiers, appellent tous leur fils Lucien ; moi, à leur place, je ferais évidemment mieux, c'est-à-dire moins moutonnier ; au final, je finirai par m'apercevoir qu'ils sont cinq dans sa classe à s'appeler comme le mien.

Alors j'essaie de moins ricaner et de plus assumer mon ignorance, ma bêtise, bref mon manque. C'est uniquement comme ça qu'on peut être dans une position où on apprend : si on croit tout savoir, on risque surtout de ne rien savoir du tout.

Ceci posé, quand je me balade en ville, il faut quand même bien dire qu'il m'est difficile de rester dans une position d'étonnement et d'ouverture, tant on retrouve partout les mêmes codes esthétiques. Face à l'amas de clichés que me donne à voir la ville, je n'arrive pas à ne pas ricaner, et mon ricanement traduit certes du dédain ("vous êtes tous des moutons") mais aussi beaucoup de colère.

Bref : j'ai du mal à ne pas ironiser sur les hipsters, tant ils s'évertuent à donner le bâton pour se faire battre. (Et tout comme l'auteure de cet article, s'ils m'insupportent autant, c'est aussi parce que je me reconnais en eux, précisément dans ce côté cynique et revenu de tout. C'est quand même über-meta-ironique, de faire de l'ironie sur le dos des gens qui voulaient faire de l'ironie leur mode de vie.)

Je pense que c'est, au moins en partie, une question de lieu. La ville, celle où je vis — son centre, du moins — et beaucoup d'autres, est de plus en plus uniforme (à cause de la gentrification, à cause d'Internet qui permet une diffusion instantanée et planétaire des codes esthétiques qu'on va retrouver partout). Tout est digéré et recraché par ceux qui ont le pouvoir (d'achat) : quand je suis arrivée dans mon quartier, il y avait un bistro crasseux tenu par une vieille, je me suis dit : dans cinq ans ce lieu sera un nid de bobos (déjà, moi et mon mec, on emménage dans le quartier, ce qui en soi est un indicateur) ; aujourd'hui c'est le point de rendez-vous des commerçants de la rue qui vendent des fringues et du design hors de prix et qui viennent boire leur petit blanc avec la satisfaction d'être dans un vrai bistro populaire.

J'habite dans un "quartier sympa". Il y a de la vie dans la rue, des commerces actifs, des terrasses bondées le soir. Mais je ne connais pas mes voisins (et ce n'est pas faute d'avoir essayé). La rencontre n'est pas aisée, je trouve, donc on en reste à l'image, et cette image est jolie mais c'est partout la même. Alors je rêve à un ailleurs, où la rencontre serait plus facile, où on serait moins gouverné par la hype, où on s'en ficherait un peu de tout ça. (Et là je me rends compte que même dans mon désir de tout plaquer pour aller cultiver mon potager en Bretagne et enfin rencontrer mes voisins, je suis encore un cliché bobo ; on n'en sort pas).

Je vis dans un environnement où il n'y a pas de SDF, où je croise majoritairement des familles de Blancs aisés. Qu'on me comprenne bien : ce n'est pas que je souhaiterais, pour me sentir un peu plus "dans la vraie vie", qu'il y ait plus de clochards devant chez moi, mais enfin je sais qu'ils existent, ce n'est pas comme si leur absence de mon monde quotidien signifiait la fin de la misère ; juste que le monde qui m'entoure ignore cette misère, alors qu'à cinq kilomètres on trouve des lieux en ruines squattés par des réfugiés. Le décalage entre mon mode de vie et ce que j'entends aux infos devient insupportable. Alors je n'en suis pas au point où j'irais vivre volontairement dans un bidonville, mais bon, entre la Jungle de Calais et la place Fernand-Lafargue avec ses fish and chips revisités à 9€, il y a peut-être moyen de trouver quelque chose ?

Bref, ce monde dans lequel je vis me semble de plus en plus puer le fake.

(Chez Bonendroi, rue Saint-James, on trouve : des verres Duralex, du savon noir à packaging d'inspiration années 50, des lampes à pétrole, des kits de cirage, des tasses de camping, des brosses en chiendent et des plafonniers faits avec des bocaux Mason Jar. Il paraît qu'avant de prendre leurs moustaches et leurs Christmas jumpers au sérieux, les hipsters étaient ironiques. Comme la plupart des magasins de la rue, ce lieu est caricatural à un point que je mise avec espoir sur le fait que c'est voulu, qu'ils ont gardé cette ironie du départ, qu'on peut certes critiquer, mais enfin elle serait toujours moins pire que ce que malheureusement je crois être devenu la vraie raison de cet entassement de clichés vintage : ils aiment ça.)

vendredi 15 avril 2016

Les bourgeois #2

Sur les quais de Bordeaux, coincé entre la piste cyclable et la voie piétonne bondée qui longe la Garonne, en face de chez moi il y a une sorte de square entouré de grillages bas dans le périmètre desquels se trouvent des jeux pour enfants. Sur un sol mou pour qu'ils ne se fassent pas mal, les enfants qu'on emmène là peuvent courir, sauter, monter sur les jeux conçus pour eux en toute sécurité. Ma copine S., dont le fils réclame d'aller faire de la balançoire, y entre à sa suite. Croyant d'abord qu'elle va simplement le lâcher dans le square et ressortir afin de le surveiller de l'extérieur des grilles, j'attends à la porte ; mais ça ne se passe pas comme ça, manifestement, elle compte bien l'accompagner jusqu'à la balançoire, je me résous donc à entrer.

C'est qu'il est trop petit pour se balancer tout seul, et puis de toute façon visiblement ça ne se fait pas du tout de lâcher comme ça son gamin et de le laisser s'ébattre tandis qu'on discute tranquillement à quelques mètres. Les parents accompagnent, poussent des balançoires, règlent des conflits, relèvent des enfants tombés, les calment ou les engueulent. Du côté des enfants, ça braille, ça rampe, ça se dispute la balançoire, ça joue finalement assez peu tant la pression est forte — on est samedi, l'endroit est bondé comme un supermarché la veille de Noël, et à vrai dire c'est exactement à ça que ça me fait penser. Ou à un paddock surpeuplé de chevaux et de cavaliers stressés avant un concours hippique.

Dans ce petit rectangle bien délimité, on est là pour jouer, ce qui implique qu'on est censé le faire ici et pas ailleurs. Cet endroit a été spécialement conçu pour cette activité : jouer, se dépenser. En toute sécurité : surtout ne pas se faire mal, ne pas risquer de se salir, ne pas se perdre. Les parents concèdent à leurs enfants quelques minutes dans cet enfer pour avoir la paix, avant de repartir finir leur balade et de rentrer à la maison.

La dernière fois que j'ai ressenti une angoisse similaire, c'est quand je me suis retrouvée à 21h dans les allées désertes du plus grand supermarché de la ville, environnée de rayonnages d'une hauteur stupéfiante, faisant des kilomètres pour trouver une boîte d'allumettes ou autre truc introuvable, avant de passer à l'une des innombrables caisses qui s'étalaient à perte de vue. J'ai eu l'impression de savoir ce que devait ressentir un rat dans un labyrinthe. Tout cet environnement étudié, jusqu'au moindre détail (disposition, lumière, musique, odeurs, que sais-je encore), pour optimiser les flux, et stimuler l'humain à faire ce pour quoi il est là : consommer. J'avais l'impression qu'un être supérieur était en train d'observer mes faits et gestes pour les intégrer dans ses calculs afin d'améliorer encore le système, et après tout je n'étais probablement pas loin de la vérité.

Ce matin, je suis sortie courir, et pour éviter la cohue des quais j'ai préféré aller dans les petites rues derrière chez moi ; ce qui m'a permis d'assister à un ballet singulier, celui des poussettes, des sièges enfants sur les vélos, bref le petit peuple des familles qui sortait de chez lui pour aller, justement, au marché sur les quais. Dimanche matin, il fait beau, on va sur les quais. C'est fait pour ça, ça a été imaginé pour ça, et c'est ce qui se passe.

Ensuite je suis passée dans un parc et j'y ai vu, dans un enclos grillagé, des jeunes femmes attendre un sac en plastique à la main que leurs chiens respectifs aient fini leurs besoins. J'ai repensé, j'avoue, à l'aire de jeux d'hier.

J'ai continué ma course, comme l'autre moitié de la population, celle qui n'était pas en train d'emmener ses enfants au marché.

samedi 2 avril 2016

Les bourgeois

Café au lait d'amande, dans un endroit qui s'appelle "Black List", dont le logo blanc sur fond noir représente une cafetière Chemex (et qui d'ailleurs en vend), qui est chroniqué sur un blog qui proclame "Voyages à Bordeaux, Berlin et Copenhague", dont la déco est faite de carrelage blanc, tables en bois, Mason Jars remplies de graines et dont la carte présentée sur une planche avec un clip comporte un avocado toast à 6€. Trois mecs derrière le comptoir, lunettes rondes trendy et chevelure soignée, une fille qui bricole des carrot cakes et du granola au fond, les Red Hot période quand-j'étais-au-lycée (on sent le choix mi-connaisseur mi-ironique, vu qu'ils doivent avoir mon âge), des Américains qui demandent le code du wifi.

On pourrait tout aussi bien être à New York, dans le Xè ou à Copenhague.

En même temps, je suis assise à cette table, devant mon café au lait d'amande, à côté de mon mec qui sirote son jus carotte-pomme-gingembre, et après on va aller à la Biocoop acheter du tofu et de l'eau de coco, alors qui sommes-nous pour critiquer ?