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dimanche 8 février 2015

Bestaire : Le perroquet qui mangeait du corail

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Savez-vous que dans la tête d'une langoustine, à condition que celle-ci soit femelle, se trouve du corail ? On appelle ainsi un amas de matière orangée, comestible, bien que pour ma part je ne l'aie jamais apprécié en raison sans doute de sa localisation dans le corps de la bestiole (les dégoûts alimentaires sont décidément illogiques). Alors, lorsque je mangeais encore des animaux, et qu'il y en avait au menu d'un dîner en famille, je jetais la tête pleine dans le bol des déchets, dont le tas s'élevait au fur et à mesure de l'opération de décorticage effectuée en silence par les convives besogneux ; ma mère, qui n'est pas connue pour ses tendances au gaspillage, triait dans le tas de carapaces démantibulées pour y repêcher les trésors que, trop gâtés, négligents, nous avions dédaignés ; et elle se régalait de ce précieux corail en aspirant avec délices les cavités capitales.

Mais la voisine Suzanne, elle, ne goûte pas le corail des langoustines.

Suzanne se trouve avoir un perroquet, qu'enfant j'entendais siffler par la fenêtre ouverte ; j'entendais surtout son maître essayer de lui apprendre des airs, et généralement échouer.

Si vous passez rue Mauduit-Duplessis un jour, vous saurez qu'y réside le seul perroquet au monde qui, le jour du poisson, se régale de corail.

mercredi 28 janvier 2015

Bestaire : Les langoustines

Langoustine


Tous les vendredis, ma mère, Bretonne d'adoption, se rend à l'étal du poissonnier ambulant, qui s'appelle Jérémie et qui tient boutique juste devant l'ancienne maison de mes parents — à l'intérieur de laquelle ma mère ne manque d'ailleurs jamais, en passant, de jeter un coup d'oeil, en collant son visage à la vitre, pour voir comment les nouveaux propriétaires l'ont aménagée.

En arrivant dans le quartier, tôt le matin, le poissonnier s'annonce en klaxonnant joyeusement pendant de longues secondes, plusieurs fois ; du moins est-ce le souvenir que je garde de mon enfance, quand on habitait la maison devant laquelle il avait trouvé un lieu de vente à son goût, et que, du reste, le poissonnier était une poissonnière. Une à une, les commères du quartier sortent alors de chez elles et s'avancent, cabas au bras, jusqu'au camion où l'étalage un peu surélevé leur arrive juste sous le nez, ce qui leur permet d'expertiser attentivement la marchandise et de négocier, en ménagères économes, leur maquereau ou leurs sardines de midi tout en jacassant avec un accent concarnois inégalable. Ma mère, elle, habite maintenant un peu plus loin, en sorte qu'elle n'entend sûrement pas les vigoureux coups de klaxon, mais la promenade pour rejoindre la troupe de matrones est agréable et elle ne manque pas le rendez-vous.

Elle retrouve devant l'étal son ancienne voisine Suzanne, et ensemble, l'examen furtif de l'ancienne maison effetué, les achats réglés et les commérages échangés, elles s'en vont chez cette dernière pour boire un thé en devisant.

Ma mère rapporte de chez Suzanne des nouvelles de Concarneau et des conseils pour la cuisson des langoustines. Il fut un temps où Suzanne, authentique Passagère, et, en cette qualité, experte ès produits de la mer, cuisait les langoustines de ma mère en même temps que les siennes, pour lui rendre service et parce que ma mère, n'étant pas du cru, n'a pas hérité du savoir-faire ancestral. Je me figure assez bien la scène, et tant pis si je me trompe : Suzanne s'affairant au fourneau, d'une main saisissant une poignée de crustacés frétillants et les plongeant sans émoi dans l'eau bouillante, de l'autre touillant avec une cuiller en bois, tout en relatant dans son parler concarnois la dernière aventure de quelque voisine ; pendant ce temps, ma mère, goûtant l'instant en étrangère et en esthète, écoute et observe, savoure la truculence des mots et l'assurance des gestes, le savoir-faire du corps habitué qui se meut sans y penser, et elle essaie de s'imprégner de tout cela, de ces paroles et de ces gestes, pour les garder en elle comme des trésors — et aussi pour pouvoir les reproduire et un jour cuire elle-même ses langoustines.