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Mot-clé - Instantanés

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dimanche 25 octobre 2015

Instantanés : Le mort

Je vois le long couloir. Je vois la porte de secours du fond qui se rapproche. La lumière du jour pluvieux, traversant le verre, donne un éclairage laiteux, laissant la majeure partie du couloir dans l'ombre.

Je vois la porte de droite. J'entends les trois coups que j'y porte, absurdement. Je sens dans ma paume la poignée que j'abaisse après quelques secondes à écouter le silence.

Je vois la pénombre, les volets fermés, la lumière chiche et jaune, inhabituelle. Je vois la lampe de chevet, allumée, bizarrement placée sur une table basse derrière la tête du lit, qui est légèrement inclinée.

Avant de voir ce que je suis venue voir, je prends mon temps. Je vois les photos sur le mur. Ce sont de vieilles photos, en noir et blanc, où des gens vêtus comme il y a longtemps posent et sourient comme cela ne se fait plus. Je vois parmi eux un jeune homme. Je sens le temps qui passe. Est-ce possible ? Je sens le temps qui passe, le vieillissement, les choses qui ne sont plus.

Je nous revois, penchés l'un vers l'autre, assis dans nos fauteuils se parlant doucement comme des conspirateurs, intimement. Je l'entends à nouveau raconter ses bribes, ses lambeaux décousus de mémoire. Je le revois me sourire avec chaleur, content d'avoir parlé, même si c'était dur. Je le revois aussi lever sa canne dans le couloir, se défendant contre les blouses blanches menaçantes, acculé, menaçant mais surtout terrorisé. Je le revois enfin, couché dans ce lit, marmonnant sans fin des propos que je ne comprends pas, me demandant de rester.

Enfin je le regarde. Son visage tendu vers le haut, pâle. Sa nuque est légèrement pliée, les plis de son cou s'étirent, comme s'il avait besoin d'un oreiller supplémentaire pour que son menton se rapproche de sa poitrine dans une position plus calme, plus confortable. Ses paupières légèrement bleutées, ses narines ouvertes qu'on voit trop en raison de l'inclinaison du visage, ses lèvres charnues pour un homme de son âge et de sa maigreur.

Inquiétante étrangeté face à la présence écrasante de ce corps que je vois mais que je ne reconnais pas, qui en étant à la fois lui et tout sauf lui, marque encore plus son absence.

jeudi 22 octobre 2015

Instantanés : Le miroir d'eau

(Soundtrack)

Le soleil éclate partout, éclabousse tout, de la rivière à gauche qui brille aux façades monumentales de la place à droite, des trois grâces qui occupent son centre à la surface de l'eau du miroir qui la reflète. Nous n'étions pas préparés, nos yeux n'étaient plus habitués, et ils clignent douloureusement pour ne rien rater du spectacle. Sur les quelques marches qui montent vers le miroir d'eau, des touristes sont assis en grappes, bavardant, mangeant, se reposant ou ne faisant rien d'autre que de s'emplir de soleil et de beauté. Au-delà, l'architecture de la place, sa perspective, sa majesté arrogante qui vous crache sa perfection au visage, se déroulent au regard, au fur et à mesure de la marche, comme dans un travelling étudié pour le piéton qui passe entre la Garonne et la surface scintillante du miroir, sur lequel se tient un homme seul. Il a un bandeau blanc noué autour de la tête. Pas très grand, brun, habillé de sombre, il est droit, concentré, bien campé sur ses pieds au milieu de l'eau. Le visage baissé sur le côté, il regarde ou ne regarde pas la pellicule liquide dans laquelle baignent ses pieds. De loin il a l'air asiatique mais peut-être que ce sont son bandeau et sa posture de ninja qui convoquent des clichés. Il se tient, immobile, au milieu de la surface qui frémit sous la brise et qui pétille d'éclats de lumière. Il semble avoir oublié le monde autour de lui.

Les yeux clignotants qui se repaissaient sans vergogne de la ville se sont laissé distraire et sont maintenant fixés sur la silhouette qui est là, qui revendique tranquillement l'espace, qui à elle seule occupe le champ. Il ne fait rien. Il ne fait rien mais il est inhabituel, immobile et silencieux, osant être simplement là, et ainsi faire concurrence au colossal paysage minéral, alors peu à peu les regards se tournent vers lui. Sans qu'aucun bruit n'ait été émis, sans qu'aucun mouvement n'ait été amorcé, une à une les conversations s'interrompent. Les yeux magnétisés s'ancrent à sa silhouette compacte et attendent.

Il étend le bras, lentement, dans un geste amorcé pour lui seul, concentré, recueilli.

Tout le monde regarde, et attend.

mardi 13 octobre 2015

Instantanés : Savasana

Elle est allongée sur le sol, les lumières sont éteintes et autour d'elle les corps font silence. On entend la voix d'un homme qui, par vagues douces, emplit l'espace et reflue. Son corps parfaitement détendu, grâce auquel elle éprouve le repos qui fait suite à une série d'exercices, se laisse aller sans qu'aucun muscle ne se tende, sans qu'aucune crispation ne le trouble. Elle entend au loin un tram qui passe et instantanément elle est au quarante-septième étage, dans un grand bureau vide, allongée encore tandis qu'autour d'elle les mêmes corps font silence. Sortie d'elle-même, elle voit son corps étendu dans la pénombre mais son regard ne s'y attarde pas et, au-delà, elle voit aussi à travers la vitre immense les façades, mouchetées de points lumineux, qui emplissent le champ, et le halo de lumière gonflé par les millions de lampes allumées dans la nuit. Chaque lampe est signe d'une présence, d'une personne occupée ne serait-ce qu'à respirer, d'une vie inconsciente de l'existence des millions d'autres vies à côté d'elle, des vies comme des lampes qui vont s'éteindre mais qui seront toujours relayées par d'autres vies et d'autres lampes. Elle entend le grondement sourd de la ville, cette rumeur permanente, comme un rugissement contenu, qu'elle trouve à la fois doux, rassurant et infiniment puissant. Elle puise sa force dans cette énergie immense qui émane de la ville, branchée à cette galaxie, elle inspire de la force, à plein poumons, sa poitrine se gonfle, se dilate, elle a l'impression qu'à chaque inspiration l'énergie vient se répandre dans tout son corps, dans ses jambes, dans ses bras. Et son corps et son esprit goûtent cela et sourient, sans bouger d'un millimètre, tandis que la voix reflue une dernière fois.