Après une marche harassante sous le soleil, avec sur le dos ce foutu sac pesant une demi-tonne, j'arrive dans un tout petit bled.

Pas un chat. Tout le monde fait la sieste, ou, plus probablement, a déserté parce qu'ici il n'y. a. rien.

J'ai hâte d'arriver mais évidemment, le gîte est à l'opposé. Qu'est-ce qu'il fait chaud ! Je desserre mes lacets, je relâche un peu la ceinture du sac, comme on dessangle de quelques crans son cheval en fin de balade. J'ai l'impression que c'est mon sac qui dirige, en ce moment.

Les maisons se succèdent le long d'une ligne droite interminable. Le nom du gîte, écrit sur un cahier où j'ai consigné tous les renseignements nécessaires, c'est "Le Camp de l'Espérance". Bizarre. Quand j'ai appelé, d'ailleurs j'ai eu un mal fou à avoir quelqu'un au téléphone, au point que j'ai cru que ça n'existait plus, j'ai pensé que c'était un truc vaguement hippie.

Je passe devant un bâtiment visiblement désaffecté, marron, sinistre, où il est écrit "Camp [quelque chose]". Je frémis un instant mais ce n'est pas le bon nom. Je continue, mais je commence à douter d'être sur le bon chemin car j'arrive presque au bout du village. Et je n'ai toujours croisé, ni vu, ni entendu personne.

Enfin je vois une longue bâtisse de plain-pied, parallèle à la route, devant laquelle s'étend une immense pelouse. Le bâtiment est d'un jaune tirant sur le gris, très long, avec des fissures dans les murs et une enfilade de fenêtres aux volets clos. Sur le fronton s'étalent en blanc les mots CAMP DE L'ESPÉRANCE. Je ricane devant l'ironie. Ce truc ressemble plutôt à un bagne ou à un asile psychiatrique des années 50. Bon, en même temps, j'ai envie d'arriver, de poser mon sac, d'enlever mes chaussures et de faire connaissance avec cette pelouse. Allons-y.

J'approche de la bâtisse, je me dirige vers l'entrée (une volée de marches en béton mène à une porte vitrée, au centre du bâtiment), et j'entre. Une dame brune, énergique et pas très contente me reçoit en me disant d'un air autoritaire que j'arrive un peu tôt, les dortoirs ne sont pas prêts. Je m'excuse platement et demande si je peux seulement poser mon sac. Ceci fait, je m'en vais communier avec cette pelouse. J'y rencontre une autre marcheuse, assise sous un arbre, avec qui je discute un moment. Elle est sympa, la cinquantaine juvénile, un regard franc et un grand sourire, le genre à qui on a envie de raconter sa vie.

On a enfin le droit de s'installer, alors on prend possession des lieux. C'est là que je comprends où je suis. J'ai sans doute la comprenette difficile, mais je ne savais même pas que ces endroits existaient encore : il s'agit d'une authentique colonie de vacances. Le genre avec des grands dortoirs carrelés contenant chacun sept ou huit ensembles lit-chevet-armoire individuels, des salles de bains qu'on lave au jet avec des cabines de douche comme à la piscine et des lavabos qui font toute la longueur du mur, un réfectoire et une directrice qui tiendrait Kim Jong-Un en respect. Le lieu est complètement dans son jus, propre comme un sou neuf mais qui n'a probablement pas vu le moindre changement depuis les années 90, période où je suis moi-même partie en colonie pour la première et dernière fois. La directrice vit là les mois d'été, avec la cuisinière, une dame un peu rustaude qui prépare les repas pour trois personnes dans une cuisine faite pour des groupes de cent.

Et un chien. Ce chien ! Une créature âgée, à vue de nez, d'une centaine d'années, affublée d'une espèce de goître monstrueux qui lui pend sur la poitrine. La fatigue et l'essoufflement occasionnés par l'âge et la masse graisseuse énorme ne l'empêchant pas de foncer dehors pour aboyer sur toute personne qui, pour une raison mystérieuse, passerait sur la route.

Trois êtres vivants, deux femmes et un chien, vivent donc dans cet endroit assez sinistre, durant de longues semaines, à attendre le marcheur, et l'éventuel et rarissime groupe d'enfants — car les colonies de vacances, voyez-vous, ça ne se fait plus : maintenant les riches envoient leurs enfants en coding camp et les pauvres n'envoient les leurs nulle part. Comme les gardiennes acharnées d'un temps révolu, comme des naufragées qu'on aurait oubliées depuis longtemps sur leur île, les deux matrones tiennent la boutique, et elles le font avec un sens du devoir sans faille.

L'orage menace. Le vent souffle fort tandis que la nuit tombe sur les vieux murs jaunes. On dîne toutes ensemble, les trois marcheuses, la directrice et la cuisinière. Il ne fait aucun doute que nous nous trouvons dans un roman d'Agatha Christie et il est probable qu'aucune de nous ne passera la nuit. (Les hurlements des suppliciées résonneront dans les couloirs, soulignés par les coups de tonnerre. Je serai peut-être la dernière, haletante et hagarde, cachée dans la chambre froide de la cuisine, que trouvera le tueur, dont je découvrirai l'identité au moment où il plongera la lame dans mon coeur. On aura commencé à prendre conscience que quelque chose ne tourne pas rond en trouvant, à la lumière d'une bougie, le goître du chien cloué à une porte, juste après que le courant aura été coupé.)

Et puis, finalement, la directrice est plutôt sympa, intéressante et touchante. Elle a un amour profond de son métier, et témoigne avec sincérité des vertus des colonies de vacances. La cuisinière est adorable, le repas simple et parfait. La discussion roule sur l'éducation, les enfants d'aujourd'hui (qui ne sont pas ceux que nous avons été, mais ça nous paraît à toutes plutôt passionnant), la vie ici. Nous sommes cinq femmes, attablées dans une petite salle bien éclairée, à déguster un bon dîner et une bonne conversation. Autour de nous, l'immense bâtiment vide est plongé dans la pénombre, et dehors, l'orage se déchaîne sur le village fantôme, mais on est bien.