Sur le chemin de Stevenson

Cet été, j'ai fait une longue marche. Je suis partie toute seule, avec mon gros sac sur le dos, très loin de chez moi dans une région que je ne connaissais pas ; j'ai marché seule, la plupart du temps ; j'ai eu la chance d'avoir une chambre seule dans la majorité des gîtes où je me suis arrêtée — quand je n'avais pas le gîte entier pour moi — en raison d'une affluence modérée à cette époque de l'année. J'ai marché seule, mangé seule, bu des cafés seule dès que je trouvais un bistrot ouvert (les bistrots, quand on est en randonnée, deviennent comme des phares dans la nuit), j'ai passé du temps seule, à écrire, dessiner, rêver, penser.

Le sentiment de liberté ! Partir quand on veut, sans rendre de comptes à personne, s'arrêter où on veut, ne pas s'arrêter si on veut, faire une sieste sous les pins à moitié à poil, ne pas faire la conversation. Avoir sur son dos tout ce dont on a besoin pour vivre (enfin presque, puisque je n'ai pas dormi sous la tente). Se baigner dans un lac, écrire des cartes postales, apostropher les chats, arriver quand on veut. Ne pas parler.

Et puis, j'ai rencontré des gens. Quand on parcourt un chemin balisé et assez connu, sur plusieurs jours, forcément, d'autres le font aussi en même temps, et on finit par se retrouver d'étape en étape, se dépasser, se redépasser, se retrouver dans les mêmes gîtes, dans les mêmes restos. On fait connaissance, on boit des bières en parlant du chemin, des autres chemins qu'on a parcourus le cas échéant, de nos trucs anti-ampoules, des gîtes, des autres marcheurs. Un peu de nos vies aussi, même si, par un accord tacite, on préserve la magie d'être un peu en dehors de nos existences en évitant de trop en parler — sauf quand on commence à se connaître un peu plus.

Donc, j'ai rencontré des gens. C'était super. Sauf qu'au même moment, j'ai perdu quelque chose. Cette impression de liberté totale.

J'ai eu le temps d'y réfléchir (obviously). Pourquoi le sentiment grisant des premiers jours avait-il disparu ? Certes, il y a une habitude qui s'installe, l'excitation du début se calme un peu. Mais il y avait autre chose, et l'urgence que je ressentais à éviter tout contact humain m'a mise sur la voie : c'était le fait de connaître des gens. Ou plutôt l'inverse : que des gens me connaissent. Je faisais maintenant, pour eux, partie du chemin.

Même si je me débrouillais pour marcher seule, même si je refusais (poliment) certaines invitations, je n'ai jamais retrouvé cette liberté. Et j'ai compris qu'elle était intrinsèquement liée au fait de n'exister pour personne.

Il ne servait à rien de s'acharner. C'était foutu. C'était génial quand même, mais j'ai compris que je ne retrouverais jamais cette sensation. Du coup, j'ai décidé de laisser faire, et j'ai pris les choses, et les personnes, comme elles venaient.

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Il y a quelques jours je suis allée me faire couper les cheveux. La coiffeuse m'a dit : "C'est vous que je vois souvent passer à vélo et monter la côte ? Elle est dure, cette côte !"

J'ai été surprise. J'étais donc visible ? J'existais pour elle, je faisais partie du quartier. Quelqu'un ici me connaissait.

Et j'ai pris conscience que, cette fois, c'était exactement ce dont j'avais besoin.