En marchant sur les quais, je repense à ce mot. « Bête ». Je n'aime pas ce mot, je le trouve moche, sans intérêt. Et pourtant il a surgi dans mes paroles tout à l'heure, il y est revenu, il a insisté, comme s'il voulait se manifester, attirer mon attention. J'ai dit : je me sens doublement bête. Bête parce que mon intelligence est limitée, par définition. Bête aussi, parce que je n'arrive pas à me décoller des mots, à attraper les choses autrement que par mon intelligence justement. À renoncer à comprendre. Je repense à l'analyste d'Emmanuel Carrère qui lui dit : « Mais pourquoi faut-il que vous soyez si intelligent ? »

Le mot bête est intimement lié au mot honte. J'ai honte, souvent, je me sens bête, souvent. Me sentir intelligente me permet de ne plus avoir honte. Mais se contenter de cette logique, c'est accepter de naviguer entre deux écueils, de se laisser ballotter au gré du bon vouloir de l'Autre, celui qui jugera. L'Autre à l'intérieur de moi.

Je souris en prenant conscience du double sens du mot bête. Les bêtes, disons que ça m'a pas mal occupée ces derniers temps, avec cette réflexion autour du véganisme. Être une bête, c'est-à-dire ne pas être ligoté par le langage, serait-ce un sort enviable ? Je sens bien d'ailleurs que j'avance sur cette question avec mon intelligence, j'argumente avec ma logique, les faits dont j'ai connaissance. Pour contrer la honte, celle d'être différente, celle d'affirmer ma singularité, j'en appelle à la raison.

Parfois je sors d'une discussion en ayant l'impression d'avoir gagné, puisque je suis venue à bout des arguments de l'autre. Mais il y a toujours un reste, un arrière-goût, une impression d'être complètement passée à côté.

Alors que je marche, que je tourne tout cela dans ma tête, me revient brutalement la scène, que j'avais oubliée. Je suis assise en face d'une vieille dame. Elle me crie dessus. « Vous êtes bête ! Bête ! Vous n'êtes pas faite pour ce métier. Vous êtes bête ! » Ça continue. Elle répète ce mot, encore et encore. Je me tais, j'attends. J'essaie de ne pas me laisser envahir par l'angoisse. Je pense que ça la soulage, elle dont la situation est révoltante. Elle me dit la vérité. Je l'ai abordée comme si c'était elle qui était bête, démente.

Merci Madame.