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Mot-clé - Les mots de tous les jours

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samedi 7 novembre 2015

Les mots de tous les jours : Bête

En marchant sur les quais, je repense à ce mot. « Bête ». Je n'aime pas ce mot, je le trouve moche, sans intérêt. Et pourtant il a surgi dans mes paroles tout à l'heure, il y est revenu, il a insisté, comme s'il voulait se manifester, attirer mon attention. J'ai dit : je me sens doublement bête. Bête parce que mon intelligence est limitée, par définition. Bête aussi, parce que je n'arrive pas à me décoller des mots, à attraper les choses autrement que par mon intelligence justement. À renoncer à comprendre. Je repense à l'analyste d'Emmanuel Carrère qui lui dit : « Mais pourquoi faut-il que vous soyez si intelligent ? »

Le mot bête est intimement lié au mot honte. J'ai honte, souvent, je me sens bête, souvent. Me sentir intelligente me permet de ne plus avoir honte. Mais se contenter de cette logique, c'est accepter de naviguer entre deux écueils, de se laisser ballotter au gré du bon vouloir de l'Autre, celui qui jugera. L'Autre à l'intérieur de moi.

Je souris en prenant conscience du double sens du mot bête. Les bêtes, disons que ça m'a pas mal occupée ces derniers temps, avec cette réflexion autour du véganisme. Être une bête, c'est-à-dire ne pas être ligoté par le langage, serait-ce un sort enviable ? Je sens bien d'ailleurs que j'avance sur cette question avec mon intelligence, j'argumente avec ma logique, les faits dont j'ai connaissance. Pour contrer la honte, celle d'être différente, celle d'affirmer ma singularité, j'en appelle à la raison.

Parfois je sors d'une discussion en ayant l'impression d'avoir gagné, puisque je suis venue à bout des arguments de l'autre. Mais il y a toujours un reste, un arrière-goût, une impression d'être complètement passée à côté.

Alors que je marche, que je tourne tout cela dans ma tête, me revient brutalement la scène, que j'avais oubliée. Je suis assise en face d'une vieille dame. Elle me crie dessus. « Vous êtes bête ! Bête ! Vous n'êtes pas faite pour ce métier. Vous êtes bête ! » Ça continue. Elle répète ce mot, encore et encore. Je me tais, j'attends. J'essaie de ne pas me laisser envahir par l'angoisse. Je pense que ça la soulage, elle dont la situation est révoltante. Elle me dit la vérité. Je l'ai abordée comme si c'était elle qui était bête, démente.

Merci Madame.

samedi 10 octobre 2015

Les mots de tous les jours : Réparer

Alors que je m'interroge sur la façon dont un corps animé réagit à l'horreur, l'autre jour a surgi ce mot : réparer.

Réparer en sachant que ce qu'on répare sera de nouveau détruit, inlassablement réparer.

Réparer les corps en sachant qu'ils vont mourir. Réparer les maisons en sachant qu'elles vont s'effondrer. Réparer les esprits en sachant qu'ils vont sombrer. Balayer les gravats dans une ville rasée, panser une plaie sur une peau trouée de toutes parts, colmater les fuites d'un réacteur nucléaire en train de fondre. C'est comme jouer de la musique sur un bateau en train de couler. C'est comme se maquiller alors qu'on n'a plus qu'une heure à vivre.

Ça sert à rien, c'est rien. C'est pas pensé, c'est ni bien ni mal, c'est de l'agir pur, c'est l'agir d'un corps animé qui n'a plus de mots, même pas celui-ci, puisqu'en réparant il ne pense pas qu'il répare.

dimanche 26 juillet 2015

Les mots de tous les jours : Mourir #2

— C'est Mme C. qui me fait coucou par la fenêtre ?

— Oui.

— Tiens, mais je croyais qu'elle était morte !

— Ben non, elle vous fait coucou.

jeudi 14 mai 2015

Les mots de tous les jours : Mourir

Elle a plus de cent ans. Abandonnée dans son fauteuil, la tête renversée contre le dossier, elle regarde dehors.

Elle est vêtue d'une simple robe en laine boutonnée par devant, portée à même la peau. Ses jambes nues sont intimement croisées, ses pieds chaussés de mules ; sous sa peau sombre, son squelette affleure, mais ce n'est pas effrayant, plutôt émouvant. Son ventre, un peu arrondi malgré sa maigreur, se soulève et se baisse doucement au rythme de sa respiration. Son visage tourné vers la fenêtre est encadré de cheveux blancs simplement coupés au carré. Aucun apprêt, aucune coquetterie. On n'entend que sa respiration. Elle est belle.

Elle me regarde. Elle soupire, elle en a marre. Elle me scrute de bas en haut, penchée vers moi, l'air méfiant et les yeux plissés, elle regarde mon badge où sont écrits mon nom et ma fonction.

Elle m'engueule parce que je lui ai demandé comment ça allait. C'est vrai que c'est une question stupide.

Elle sait, et je sais, que toute parole que je pourrais formuler serait pour moi, et pas pour elle. Pour me rassurer, me donner l'impression que tout ça a du sens, qu'il y a quelque chose à dire. Alors je me tais et ensemble, on regarde dehors.

Il n'y a plus rien à dire.

samedi 28 mars 2015

Les mots de tous les jours : Meuble

La vieille maison assoupie respire, craque et soupire. C'est l'heure suspendue de la sieste, et le peuple qui la nomme s'oublie dans le sommeil. Tout est calme. Le grand hall peut enfin s'emplir d'une profonde inspiration, puis relâcher son souffle, entraînant dans sa détente les murs, le sol et le plafond, et tout s'arrête, sauf la vieille horloge qui tic-taque paisiblement, comme une grand-mère qui tricote en ne pensant à rien.

Le grand escalier recouvert d'une moquette rouge sombre monte vers les étages, en passant devant une petite fenêtre par laquelle la lumière du dehors, colorée par la vitre jaune, verte et rouge, vient éclairer doucement la poussière qui vaque à ses occupations sans se presser.

Sur le palier, quatre portes attendent. L'une d'elles, qui tient des comptes, sait depuis quand elle n'a pas été choisie, et elle garde ce chiffre honteusement : c'est qu'elle s'ouvre et se ferme sur une chambre où nul n'entre jamais.

Le bouton rond et lisse et blanc, pourtant, tourne facilement et la porte fait ce qu'elle peut pour pivoter avec grâce, sans un bruit. On pourrait, si on en prenait la peine, lui faire cet honneur, de temps en temps.

À l'intérieur, une épaisse moquette étoufferait les sons, les rendrait doux et familiers. Le petit lit à droite pourrait accueillir un enfant pas trop grand. Il passerait des heures, assis en tailleur, à lire des bandes dessinées, ou bien à en dessiner, à plat ventre devant le coffre à jouets qui, adossé au mur face à la porte, aimerait s'ébrouer lorsque les rayons du soleil, venus de la petite fenêtre qui le surplombe, parviennent à traverser le voilage pour lui caresser le dos.

L'enfant, englouti dans des mondes d'aventures, ne verrait même pas le meuble qui se fait discret dans le coin gauche de la pièce. Personne, d'ailleurs, ne l'a vu depuis bien longtemps.

Ce n'est pas une table, ni une commode, ni une étagère.

Ce n'est pas un secrétaire, ni un guéridon.

Ce n'est pas une chaise, pas un lit, pas un buffet.

Pas une bibliothèque, pas une coiffeuse, ni un bahut et encore moins un vaisselier.

S'il était psyché, méridienne ou homme-debout, il ne serait pas là.

Si c'était un porte-parapluie, une causeuse ou bien un chiffonnier, on s'en servirait.

Qu'il se transforme en desserte, en huche ou en un beau paravent orné d'oiseaux et de fleurs ! s'il veut trouver place dans la vie quotidienne des habitants, se hisser au rang d'où les tables de chevet, les bureaux et les canapés regardent avec hauteur leurs cousins délaissés.

[Dans les entrailles de la maison, dans les profondeurs enténébrées où l'escalier, dépouillé de sa moquette rouge, n'est plus qu'en ciment nu, un bric-à-brac de compagnons d'infortune l'attend, pour qu'un jour tout ce petit monde soit sorti à la lumière crue de la rue et abandonné là, en attendant les encombrants. Une vieille table de ping-pong côtoie un fauteuil en osier, jadis très prisé et étouffant encore d'indignation d'avoir été jeté là ; le tabouret de l'office, lui, ne fait pas tant de manières et sent bien que son formica décollé le rend indésirable.

Dans le coin le plus sombre de la cave, le porte-manteau se rappelle avec nostalgie les fourrures des dames et les vestons des messieurs (il idéalise peut-être un peu le passé, mais qui l'en blâmerait) ; il se souvient des chapeaux jetés négligemment, des toques suspendues avec soin, des parkas que les enfants lui balançaient sans un regard en rentrant de l'école, le bousculant au passage.]

Là-haut, dans la chambre, le meuble ne pense pas. Il se tient, calé dans le coin, et attend. Il garde son secret.

À une certaine période de l'année, à une heure précise du jour, le soleil entre en se glissant sur le côté du rideau, et de son doigt caresse le flanc du meuble, faisant scintiller la poussière qui s'y repose. Alors on peut distinguer, à condition d'y être attentif, un nœud dans le bois qui est parfaitement rond et régulier.

Ce que le soleil de son doigt immatériel ne peut faire, un enfant le pourrait ; avisant cette tache ronde, il passerait son index dessus, déclenchant un mécanisme savant.

Alors le meuble s'ouvrirait dans un cliquetis distingué, une trappe passée inaperçue pivoterait sur le dessus, laissant apparaître une cache renfermant un objet.

L'objet serait sorti par l'enfant étonné, la trappe refermée, et, répétant son geste, le doigt effleurerait de nouveau le nœud, le mécanisme se déclencherait avec une exactitude d'horloge, la trappe de bois, obéissante, laisserait place au trou, dans lequel : un autre objet.

Répété un certain nombre de fois, d'abord avec excitation, puis avec une certaine lassitude, avant de s'interrompre, le même geste ferait produire au meuble autant d'objets que son nouveau maître lui commanderait de produire.

un peigne

un téléphone

un ticket de métro

une fougère

un verre à liqueur

une vieille photographie

une banane

une bague de fiançailles

une chaussure

une bible

une épingle à cheveux

un métronome

un compas

une paire de lunettes

un pot de confiture

un tableau

un caleçon

une pelote de laine

un portefeuille

un tube de rouge à lèvres

une lettre non décachetée

une graine

un couteau de poche

un bougeoir

des clefs de voiture

une balle de golf

un escargot

une tablette de chocolat

une télécommande

un coton-tige

un billet de banque

une montre

un briquet

un lingot

un pain de campagne

une souris morte

une bouteille de rhum

une pomme de pin

un disque de jazz

une serviette à carreaux

un savon

l'autre chaussure

un tournevis

et beaucoup, beaucoup de petites cuillers et de chaussettes esseulées.

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