La vieille maison assoupie respire, craque et soupire. C'est l'heure suspendue de la sieste, et le peuple qui la nomme s'oublie dans le sommeil. Tout est calme. Le grand hall peut enfin s'emplir d'une profonde inspiration, puis relâcher son souffle, entraînant dans sa détente les murs, le sol et le plafond, et tout s'arrête, sauf la vieille horloge qui tic-taque paisiblement, comme une grand-mère qui tricote en ne pensant à rien.
Le grand escalier recouvert d'une moquette rouge sombre monte vers les étages, en passant devant une petite fenêtre par laquelle la lumière du dehors, colorée par la vitre jaune, verte et rouge, vient éclairer doucement la poussière qui vaque à ses occupations sans se presser.
Sur le palier, quatre portes attendent. L'une d'elles, qui tient des comptes, sait depuis quand elle n'a pas été choisie, et elle garde ce chiffre honteusement : c'est qu'elle s'ouvre et se ferme sur une chambre où nul n'entre jamais.
Le bouton rond et lisse et blanc, pourtant, tourne facilement et la porte fait ce qu'elle peut pour pivoter avec grâce, sans un bruit. On pourrait, si on en prenait la peine, lui faire cet honneur, de temps en temps.
À l'intérieur, une épaisse moquette étoufferait les sons, les rendrait doux et familiers. Le petit lit à droite pourrait accueillir un enfant pas trop grand. Il passerait des heures, assis en tailleur, à lire des bandes dessinées, ou bien à en dessiner, à plat ventre devant le coffre à jouets qui, adossé au mur face à la porte, aimerait s'ébrouer lorsque les rayons du soleil, venus de la petite fenêtre qui le surplombe, parviennent à traverser le voilage pour lui caresser le dos.
L'enfant, englouti dans des mondes d'aventures, ne verrait même pas le meuble qui se fait discret dans le coin gauche de la pièce. Personne, d'ailleurs, ne l'a vu depuis bien longtemps.
Ce n'est pas une table, ni une commode, ni une étagère.
Ce n'est pas un secrétaire, ni un guéridon.
Ce n'est pas une chaise, pas un lit, pas un buffet.
Pas une bibliothèque, pas une coiffeuse, ni un bahut et encore moins un vaisselier.
S'il était psyché, méridienne ou homme-debout, il ne serait pas là.
Si c'était un porte-parapluie, une causeuse ou bien un chiffonnier, on s'en servirait.
Qu'il se transforme en desserte, en huche ou en un beau paravent orné d'oiseaux et de fleurs ! s'il veut trouver place dans la vie quotidienne des habitants, se hisser au rang d'où les tables de chevet, les bureaux et les canapés regardent avec hauteur leurs cousins délaissés.
[Dans les entrailles de la maison, dans les profondeurs enténébrées où l'escalier, dépouillé de sa moquette rouge, n'est plus qu'en ciment nu, un bric-à-brac de compagnons d'infortune l'attend, pour qu'un jour tout ce petit monde soit sorti à la lumière crue de la rue et abandonné là, en attendant les encombrants. Une vieille table de ping-pong côtoie un fauteuil en osier, jadis très prisé et étouffant encore d'indignation d'avoir été jeté là ; le tabouret de l'office, lui, ne fait pas tant de manières et sent bien que son formica décollé le rend indésirable.
Dans le coin le plus sombre de la cave, le porte-manteau se rappelle avec nostalgie les fourrures des dames et les vestons des messieurs (il idéalise peut-être un peu le passé, mais qui l'en blâmerait) ; il se souvient des chapeaux jetés négligemment, des toques suspendues avec soin, des parkas que les enfants lui balançaient sans un regard en rentrant de l'école, le bousculant au passage.]
Là-haut, dans la chambre, le meuble ne pense pas. Il se tient, calé dans le coin, et attend. Il garde son secret.
À une certaine période de l'année, à une heure précise du jour, le soleil entre en se glissant sur le côté du rideau, et de son doigt caresse le flanc du meuble, faisant scintiller la poussière qui s'y repose. Alors on peut distinguer, à condition d'y être attentif, un nœud dans le bois qui est parfaitement rond et régulier.
Ce que le soleil de son doigt immatériel ne peut faire, un enfant le pourrait ; avisant cette tache ronde, il passerait son index dessus, déclenchant un mécanisme savant.
Alors le meuble s'ouvrirait dans un cliquetis distingué, une trappe passée inaperçue pivoterait sur le dessus, laissant apparaître une cache renfermant un objet.
L'objet serait sorti par l'enfant étonné, la trappe refermée, et, répétant son geste, le doigt effleurerait de nouveau le nœud, le mécanisme se déclencherait avec une exactitude d'horloge, la trappe de bois, obéissante, laisserait place au trou, dans lequel : un autre objet.
Répété un certain nombre de fois, d'abord avec excitation, puis avec une certaine lassitude, avant de s'interrompre, le même geste ferait produire au meuble autant d'objets que son nouveau maître lui commanderait de produire.
un peigne
un téléphone
un ticket de métro
une fougère
un verre à liqueur
une vieille photographie
une banane
une bague de fiançailles
une chaussure
une bible
une épingle à cheveux
un métronome
un compas
une paire de lunettes
un pot de confiture
un tableau
un caleçon
une pelote de laine
un portefeuille
un tube de rouge à lèvres
une lettre non décachetée
une graine
un couteau de poche
un bougeoir
des clefs de voiture
une balle de golf
un escargot
une tablette de chocolat
une télécommande
un coton-tige
un billet de banque
une montre
un briquet
un lingot
un pain de campagne
une souris morte
une bouteille de rhum
une pomme de pin
un disque de jazz
une serviette à carreaux
un savon
l'autre chaussure
un tournevis
et beaucoup, beaucoup de petites cuillers et de chaussettes esseulées.